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Nous sommes tous foncièrement soumis

Au programme de France 2 ce mercredi et jeudi soir un documentaire en deux parties qui fait bien du bruit avant d'être diffusé : "Le jeu de la mort" et "Le temps de cerveau disponible". Objet : mesurer les dérives extrêmes de la télé et la fascination extrême des téléspectateurs pour la télé-réalité.
Ok, c'est encore flou, moi non plus je n'ai pas tout de suite compris de quoi le documentaire traite exactement :-). Plantage de décor donc ...

Pour tester le degré de soumission des spectateurs à la télévision, Christophe Nick, producteur, adapte dans son documentaire l'expérience du psycho-sociologue Stanley Milgram, l'expérience la plus célèbre de toute l’histoire de la psychologie.

Christophe Nick part du fait que "Depuis 10 ans, de nombreuses chaînes de télévision fabriquent des programmes de plus en plus extrêmes. Ils mettent en scène la cruauté, l’humiliation, l’élimination de l’homme par l’homme. Les tabous les plus profonds de nos sociétés sont transgressés. En Grande-Bretagne, on en arrive à disséquer des cadavres humains en direct chaque samedi soir ...
Un des thèmes favoris de la science-fiction devient donc d’actualité : à quand le jeu de la mort en prime time ? Cette question folle ne peut plus être balayée. Que faudrait-il pour qu’un jeu pareil existe ?
1. Des candidats. 
2. Un public. 
3. Une chaîne qui accepte de le diffuser. 
4. Des téléspectateurs qui aient envie de le regarder ...
C’est là que vous risquez d’être choqué ... Aujourd’hui, ces quatre conditions sont réunies. En s’appuyant sur la transposition d’une célèbre expérience de psychologie sociale, nous vous prouvons que la télé peut faire faire n’importe quoi à n’importe qui. Que certains diffuseurs n’ont plus aucune limite. Que les mises en scène pulsionnelles déclenchent l’addiction des téléspectateurs. 
Il est temps de découvrir cette réalité. Il faut s’interroger sur le pouvoir de la télévision."

Tout d'abord, en quoi consiste cette fameuse expérience de psychologie sociale ?

En 1962, S. Milgram (Yale university) a recruté par voie d’annonce publique et contre rémunération des hommes ordinaires de toutes classes sociales ayant entre 20 et 50 ans pour une pseudo-recherche publiquement présentée comme une étude de l'efficacité de l'apprentissage par la punition (par décharges électriques). Officieusement, l'expérience était en réalité vouée à mesurer la propension de n'importe lequel d'entre nous de passer outre ses barrières morales et de torturer un innocent.
Trois entités animent l'expérience : le questionneur, le questionné et l'expérimentateur scientifique qui supervise, décide, dirige (la figure de l'autorité ici est la science).
Le questionné est en réalité un acteur/complice de l'expérimentateur, le sujet de l'étude est donc le questionneur.
Une série de questions (une question étant ici une liste de mots à mémoriser) est posée par le questionneur au questionné. A chaque erreur, le questionneur doit envoyer une décharge électrique au questionné. Les décharges ne sont pas réelles, l'important est que le questionneur croie qu'elles sont réelles. Celui-ci ne voit pas le questionné mais entend ses cris de douleurs (simulés par le questionné "acteur"). La décharge électrique démarre à 45 volts et augmente progressivement de 15 volts au fur et à mesure des mauvaises réponses, la plus grosse décharge électrique étant de 450 volts.
Chaque questionneur est alerté que 450 volts est une décharge extrêmement dangereuse et chacun d'entre eux subit au préalable une brève décharge électrique pour qu'il prenne conscience de ce qu'il va infliger plus tard au questionné. Ce dernier simule les réactions censées être ressenties en cas de réelle décharge. A partir de 75V il gémit, à 120V il se plaint qu'il souffre, à 135V il hurle, à 150V il supplie, à 270V il crie violemment, à 300V il ne répond plus.
L'expérimentateur scientifique annonce au questionneur qu'une absence de réponse du questionné est considérée comme une "erreur" (décharge donc). Au stade de 150 volts où le questionné supplie d'arrêter, la majorité des questionneurs hésitent à poursuivre les décharges et s'en remettent à l'expérimentateur scientifique qui leur déclare que rien ne sera retenu contre eux et qu'ils ne seront aucunement tenus pour responsables des conséquences encourues. Si après cela le questionneur hésite toujours ou désire arrêter l'expérience, l'expérimentateur scientifique lui adresse dans l'ordre 4 ordres :
- "Veuillez continuer s'il vous plaît."
- "L'expérience exige que vous continuiez."
- "Il est absolument indispensable que vous continuiez."
- "Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer."
Si le questionneur désire toujours arrêter, l'expérience s'arrête là aussi. Sinon, elle poursuit jusqu'au 3 décharges finales de 450 volts chacune que le questionneur envoie grâce aux manettes "XXX" qu'il a devant les yeux, situées juste après celles faisant mention de "Attention, choc dangereux".

Cette première expérience donne 62,5 % de sujets qui vont jusqu’au bout de l’expérience, autrement dit qui croient envoyer délibérément à leurs victimes des décharges de 450 volts! Pas mal quand on sait que les scientifiques prévoyaient que le taux de sujets qui iraient jusqu'au bout allait être de l'ordre de 1 pour 1000 pour une décharge maximale de 150 volts. Ils on du être immensément "surpris" (ou immensément inquiets!)
L'expérience a été révélée fiable car répétée un peu partout dans le monde jusqu'à aujourd'hui, avec des résultats plus au moins similaires.

La triste conclusion sur notre pauvre nature humaine est que dès lors qu’on reconnaît l'entité qui incarne l’autorité, pourvu qu'elle endosse toute responsabilité, on se démet de tout libre arbitre et on se soumet à ses ordres. On s'exécute même si ce qui nous a été demandé entre en profond conflit avec notre conscience ou notre morale. Nous acceptons d'être les instruments du mal du moment que nous restons blanchis.

C'est une observation scientifique sur la cruauté humaine motivée par les deux guerres notamment et à travers laquelle S. Milgram a tenté d'expliquer comment les citoyens ordinaires qu'étaient les allemands ont-ils pu laisser faire, voire participer à l'extermination atroce et inhumaine des juifs par les nazis.

50 ans plus tard ...

Christophe Nick et quelques psycho-sociologues reproduisent apparemment la même scène via un faux jeu télévisé qui porte bien son nom : "La Zone Xtrême". Le concept est le même à la différence près que la figure de l'autorité (la science) qui était traditionnellement symbolisée par un scientifique est ici remplacée par une présentatrice télé. C. Nick cherche à mesurer ici l'autorité de la télé sur les participants. Les sujets se révèlent ici encore plus "tortionnaires" : 82% vont jusqu'au bout. Et dire que c'était un jeu où il n'y avait rien à gagner ...
Je conviens des résultats scientifiques de 1962 de Stanley Milgram mais j'ai plus de mal à adopter ceux obtenus à l'issue de ce pseudo-jeu télévisé. Je ne regarde jamais de jeux télévisés ni d'émissions de télé-réalité mais il me semble qu'un facteur important nouvellement intégré à l'expérience a été mis de côté dans l'interprétation des résultats : le public (sur le plateau ou derrière l'écran), qui que ce soit par lequel le joueur sait être observé.
Je peux concevoir que quand un public encourage le participant à aller dans un sens ou dans un autre, celui-ci ne se sente plus tout à fait libre de ses actes. Il ne fait plus ce qu'il veut. La présence d'un public est après tout déterminante. Je ne pense pas que nous soyons nous-mêmes quand nous savons être observés, encore moins quand nous sommes orientés. Le participant nourrit les attentes du public d'une certaine façon. Sa réaction en dépend. C'est d'abord une histoire de contexte.
D'où mes réserves quant à la conclusion un peu trop "hâtive" sur le pouvoir de la télé-réalité à faire faire n'importe quoi à n'importe qui. La télé n'est influente que parce qu'elle est synonyme d'audimat. Elle n'est au fond qu'une sorte d'intermédiaire entre les "soumis" et les "bourreaux". Et puis arriver sur un plateau de télé-réalité ne vient qu'après une pré-sélection naturelle qu'est celle du choix personnel qui sous-entend à son tour des prédispositions inhérentes des participants à se soumettre aux règles du jeu. Il ne s'agit donc pas de "n'importe qui" ou de "n'importe quoi" ...
Il n'y a peut-être plus de morale dans ce qu'on nous montre à la télé. Mais s'il existe de tels programmes, c'est qu'il existe un tel public friand d'émissions dans le genre. S'il le vit comme un divertissement, c'est lui qui est à blâmer et non la télé, sauf peut-être dans son absence de limites, sa constante adaptation aux attentes mêmes extrêmes des téléspectateurs.
Quel serait donc le message ? Sommes-nous plus sensibles à la télé aujourd'hui qu'aux nécessités de la science il y a 50 ans ? Sommes-nous profondément sadiques? ou profondément soumis? ou naturellement mauvais? ou obéissants aveugles? ou les quatre?
Je sais en tout cas que j'aime les films d'horreurs, mais je ne sais pas si je supporterais l'idée de savoir que l'horreur que je vois n'est désormais plus un film, ou si même je m'en divertirais, puisque là est le but des jeux TV et émissions de télé-réalité qui dépassent les limites : divertir. Là est peut-être l'énormité de la chose, et elle a beaucoup moins à voir avec la télé qu'avec les pulsions du spectateur même : se divertir à partir de l'immoral non fictif ...
Ceci dit, je transposerai volontiers la question de la soumission à l'autorité aux domaines bien plus délicats et épineux que constituent les modèles sociétaux d'aujourd'hui ... 
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